Un vent léger, devenu de plus en plus frais, avait accompagné le groupe durant toute l’ascension. Les trolls avaient quitté la hutte à l’heure du crépuscule et entrepris de grimper la grande colline qui les surplombait. Sur les pentes rocailleuses où quelques herbes folles parvenaient à percer la terre sèche, la vieille prêtresse menait l’escapade, armée d’une lanterne à chandelle illuminant la voie pour éviter de déraper sur les sentiers traitres. Il fallut plusieurs arrêts ponctuels, pour reprendre son souffle et soulager ses guibolles endolories. Quand enfin ils atteignirent le sommet de la dernière butte sur le plateau de la plus haute colline, les étoiles parsemaient déjà le ciel indigo des Tarides.
Là, sous le ciel, au plus près des étoiles et des ancêtres, le groupuscule rassemblé déposa les paniers et besaces chargées d’offrandes destinées aux morts : fruits, pains, tikis peints, liqueurs, bougies rituelles, coquillages et colliers de plumes. Chaque année à la même période, le voile séparant le monde des vivants et des défunts s’étiole, permettant parfois même à ceux dépourvus de tout don de clairvoyance d’apercevoir des visages familiers dans les ombres. S’il est de coutume de manière générale, pour les peuples d’Azeroth, de rendre hommage aux défunts et de partager un moment de souvenir en leur mémoire à cette occasion, les croyances trolles possèdent aussi un versant plus sombre, impliquant des âmes malveillantes et l’importance de les apaiser pour qu’elles ne s’en prennent pas aux vivants.
« Certains morts ont besoin d'être guidés. Allumons des lumières et apportons-leur des cadeaux de réconforts. Trop tristes de quitter cette vie, ils refusent d'accepter leur propre mort. Ils aimeraient rester plus longtemps, et envient ceux qui ont la chance d'être encore dans le monde matériel. Ces morts sont jaloux des vivants. Peu à peu, ce sentiment peut se transformer en colère, voire en haine. Quand de telles âmes restent sur Azeroth, elles se changent en spectres monstrueux et s'en prennent aux vivants. Les offrandes et les prières leur donnent une consolation et les apaisent. C’est pourquoi ce soir, j’adresse ces offrandes à tous ceux qui ont péri, amis ou ennemis, qu’ils aient croisé notre route ou qu’ils nous soient inconnus. Nous sommes tous enfants du Père des trolls, nous vous respectons, vous n’êtes pas oubliés, rejoignez nos ancêtres en paix. »Alors que la nuit tombe, la petite troupe n’est plus éclairée que par les bougies rituelles, le brasero apporté par Vanhem et la lanterne de Celle-qui-voit. L’obscurité les saisit, les entoure, oppressante et compacte. L’air devient plus froid, les bourrasques glaciales s’insinuent sous les tenues festives colorées et glissent derrière les nuques dans un frisson. Les trolls se sentent observés. Les morts sont là, ils regardent et écoutent. Alors que les ombres de chacun dansent au rythme des flammes, l’une des silhouettes semble se détacher. La forme spectrale semble hésiter à s’approcher, vacillante, elle rode alentour avant de finalement s’avancer, dévoilant sous une apparence translucide une peau brunie, de longs cheveux oranges épais et un regard farouche.
Pour Wa’ai, Bene’zia, Jer’jo, Nag’atai et Trik’we, ce n’est que l’âme d’une trollesse des sables qui approche. Mais Vanhem, Ta’ka et Sala’jin la reconnaissent immédiatement. Djerazad.
« Mensonges… traîtres… » la voix caverneuse de l’âme errante semble murmurer comme un écho éloigné depuis l’Au-delà. La trollesse tourne un regard noir en direction de Celle-qui-voit :
« Tes paroles sont comme les leurs, des mensonges… des duperies… elles sonnent creux… ceux qui te suivent laissent derrière eux un chemin trempé de sang… »Lorsque Sala’jin tente de lui apporter une offrande en signe de paix, avouant être désolé pour elle, le spectre n’a qu’un mouvement de violence, se retournant avec un geste vif comme pour renverser la main tendue du Gurubashi, mais l’impact ne vient pas, traversant le troll et ne lui laissant qu’une désagréable sensation glaçante. Interdits, les trolls de la congrégation ressentent le désespoir et la colère du spectre qui, se sentant impuissante à se venger, se laisse choir à terre en frappant de ses poings le sol qu’elle ne peut toucher.
« RAAAAAH !! JE VOUS HAIS ! JE VOUS HAIS ! Vous qui m’avez tout pris ! »Trik’we, le front plissé, entreprend d’allumer d’autres bougies pour apporter de la lumière à l’âme en peine et qu’elle cesse d’errer dans l’obscurité. Pendant ce temps, Sala’jin et Ta’ka continuent de lui parler aussi calmement qu’ils le peuvent malgré une peur viscérale, tandis que Vanhem s’entaille pour offrir de son sang.
« Nous aurons tous à affronter le jugement des ancêtres et des loas pour les conséquences de nos actes. Nous aussi, notre tour viendra. » Finalement, que ce soit les paroles du troll sombre ou les effets combinés de tous leurs efforts, quelque chose dissipe peu à peu l’apparition.
« Ma tribu… en ruine.. mes camarades… massacrés… moi aussi j’aurais voulu… une seconde chance… » Ce furent les derniers murmures audibles de Djerazad dont la silhouette diaphane s’estompa dans un hoquet étouffé.
Consterné par ce qui c’était produit juste devant eux, le petit rassemblement resta quelques instants dans un silence pesant.
« Elle nous a suivi jusqu’ici… » souffla Ta’ka, dissimulant ses craintes. Finalement, Celle-qui-voit s’excusa auprès des participants qui avaient assistés à ça alors qu’ils étaient innocents dans cette affaire. Mais chaque action avait irrévocablement des conséquences, dans ce monde… ou dans l’autre, se répercutant parfois bien plus loin. Pour chaque mort, il existerait toujours un risque que l’âme vengeresse ne se transforme en créature spectrale avide, hostile et aveugle qui ne ferait aucune distinction et s’en prendrait à tous les vivants quels qu’ils soient.
Malgré cette intervention éprouvante, la prêtresse tint à poursuivre le reste de la cérémonie et maintenant que les offrandes générales avaient été faites pour l’ensemble des morts, elle encouragea chacun des participants à honorer la mémoire d’un défunt en particulier. Ainsi chaque troll put se recueillir et rendre hommage à un ou plusieurs trolls qui leur tenaient à cœur.