Vestiges et mirages

Il fallut deux jours de mieux à Jum'sha, Acrae et Sala'jin pour faire le voyage en sens inverse à travers le désert, afin de rallier le refuge Tortaka, aux côtés de Voyembi la navrecorne charriant l'ancien traineau de fortune supportant leur lourd butin.

A leur retour, la plaie de Ta'ka avait fini de se refermer, grâce aux bons soins de Hel'kalna, revenue de sa longue absence et bien déterminée à rattraper le temps perdu et être utile à ses compagnons. Ils avaient également fait la rencontre de Zho'wahte, une Zandalari prêtresse des morts. Le trio rapporta aux autres la nouvelle triomphale de leur découverte de ce qui semblait fortement être un autre fragment de la Pierre de Vérité brisée, même s'il fallait attendre confirmation de la traduction exacte par Celle-qui-voit. Cependant, les tensions entre le Gurubashi et le Scalp-rouge demeuraient promptes à se déchainer, et le sang troll coulant dans leurs veines menaçait d’éclabousser l’ensemble du groupe en un combat mortel. Un soir, Vanhem dût s'interposer pour les empêcher de commettre l’irréparable après que le ton soit monté une fois de plus.

Le changeforme à la mémoire vacillante souhaitait ardemment se rendre au temple du loa Kimbul, se sentant appelé par lui. Il espérait trouver auprès du loa-félin des renseignements à propos de son passé, de son existence et de sa nature. A présent que les Héritiers avaient écarté la menace farraki pour protéger ce loa, une confrontation avec le Seigneur des bêtes semblait pouvoir se dérouler sous de meilleurs auspices, mais il fallait rester prudents. Une visite révérencieuse fut programmée et Vanhem, inexpérimenté dans les protocoles religieux, demanda au groupe de l’accompagner dans sa démarche. Il écouta les conseils de Jum’sha, prêtre de Pogeyan, et de Sala’jin, ancien gardien du temple de Shirvallah, concernant les offrandes à prévoir et l’attitude à adopter face au loa, puis se prépara pour cette première rencontre.


Ce soir-là nous avons escorté Vanhem en direction du temple désaffecté. Non pas que la zone représente un danger, car les lieux sont abandonnés, mais notre présence a surtout symbole de soutien moral. Les toiles de soie d’araignées et les lichens recouvrent les bâtiments vides, parfois démolis. La vision est sinistre. La désertion d’un temple, ça me renvoie toujours l’image de l’agonie d’un loa. Dans des temps reculés, il devait y avoir ici un clergé florissant, et les couloirs pavés aux senteurs d’encens étaient sans doute fourmillant de l’activité des dévots. Mais aucun prêtre zandalari n’y habite plus depuis longtemps.

Notre groupe a progressé à travers le complexe, jusqu’aux bas des marches menant au temple à proprement parler, l’humble demeure offerte au loa et à lui seul. Ta’ka et moi nous stoppons, nous n’avons pas notre place plus avant. Vanhem insiste auprès de Jum’sha, Zho'wahte et Sala’jin pour qu’ils l’épaulent, fort de leur expérience respective, durant cette communion mystique. Sala’jin hésite quelques instants, penaud, car il n’est pas parle-loa contrairement aux deux autres, mais approuve finalement d’un signe de tête pour accompagner le changeforme, mi-honoré mi-craintif à l’idée de rencontrer un autre loa tigre que celui de sa tribu. Abasourdie, je regarde Igazi commencer à grimper nonchalamment les marches sans y avoir été invitée, alors qu’elle n’a ni statut de parle-loa, ni expérience sur le sujet. Quelle impudence ! Elle est bien la même qu’elle a toujours été, d’une effronterie sans égale et d’un dédain marqué pour le respect dû aux loas. Jum’sha est déjà en train de monter aux côtés de Vanhem et n’a pas remarqué l’insolente désinvolture de sa sœur, sans quoi il l’aurait renvoyée bouler au bas de l’escalier à grands coups de poings.

Ta’ka et moi restons seules tandis que les silhouettes des autres disparaissent en haut des marches et s’engouffrent dans le temple. Nous faisons la conversation pour patienter, mais gardons l’œil alerte, observant les décombres des lugubres murs qui nous entourent comme si une menace pouvait en surgir à tout instant. Évitant le sujet pour cacher mutuellement notre appréhension, nous ressentons pourtant toutes deux le même malaise, le même frisson dans la nuque, la même sensation d’être épiée par un grand animal.

Alors que nous nous retrouvons dos à dos, sans nous consulter, le souffle court, comme des proies acculées prêtes au sprint final pour sauver leurs vies, nous réalisons que la menace est invisible. Rien ne bouge alentour et aucune brindille ne craque, aucun grava ne roule. La chose immatérielle nous tourne autour sans que nos yeux ne puissent la percevoir, elle nous jauge, nous observe avec curiosité et sévérité. Je sens Ta’ka tremblante comme une feuille derrière moi, c’est la première fois que je la vois dans cet état. Elle qui bondit toujours la première contre nos ennemis, elle est terrorisée. Je me rappelle ce qu’a dit Jum’sha à propos de son propre loa : dominer sa peur, regarder droit devant sans se montrer inconscient ou prétentieux, une attitude de prédateur tout en restant humble.

- Écoute Ta’ka, c’est un test. Garde la tête respectueusement baissée mais arrête de trembler.

Mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Ta’ka craint les loas et leur jugement. Des années durant, elle s’est écartée de sa culture, de ses racines. Les loas elle leur a pas fait des offrandes régulières comme moi. Et si sa régénération elle est si mauvaise, c’est sans doute un peu une punition pour son manquement à son devoir de trollessse. Mais si elle défaille maintenant, je vais être jugée et écharpée avec elle. Alors je fais un effort prodigieux pour me calmer et formuler une sorte de prière mentale à l’attention de Kimbul.

« Ô Grand Loa des Fauves, je sais que, pendant des années, Ta’ka elle a mis ses talents de druidesse conférés par les loas au service de l’armée de la Horde, plutôt qu’au service de son peuple et de ses dieux. Je le sais, je l’ai traitée d’orque bleue. Mais elle a beaucoup changé ces derniers mois, elle veut rattraper ses erreurs. Alors épargne la, et nous, on va la ramener vers les traditions et le bon mode de vie. »

Malgré la conviction de mes pensées, la présence reste persistante alentour. Quand soudain… un rugissement résonne en écho sur les parois de pierre. Puis un autre, un cri rauque moins animal, plus troll. Je reconnais la voix de Jum’sha et mon regard fixe le haut de l’escalier. Sans y réfléchir à deux fois, je tire Ta’ka avec moi sur le seuil des marches, malgré ses réticences. Que se passe-t-il là-haut ? Est-ce qu’il va bien ?

- T’es folle Acrae, on doit pas y aller, on n’a pas l’droit.
- Mais s’ils ont besoin de nous ?
- On n’a pas notre place dans le t…
- Penses-y, si Kimbul, il ne juge pas seulement notre esprit de prédation, mais surtout notre esprit de cohésion. De meute. Si on laisse nos amis affronter seuls une difficulté ou une épreuve, en restant cachées en retrait, est-ce que le loa nous le pardonnera ?

Je cherche à fixer le regard de Ta’ka dans le mien. Elle finit par bredouiller et acquiescer. Alors je serre sa main frissonnante dans la mienne et je monte vers le temple avec une boule dans le ventre. L’ascension me parait longue alors qu’il n’y a qu’une cinquantaine de marches, tirant-trainant Ta'ka qui freine chaque mouvement. Quand nous arrivons sur le palier supérieur, nous ne discernons dans l’antre du loa qu’un épais nuage de poussière – ou d’encens ? – nos yeux incapables de percer le voile de l’immatériel pour voir le dieu tigre. Mais alors que mon angoisse grandit, des formes de trolls émergent du brouillard surnaturel et nous rejoignent. Je soupire de soulagement, même s’ils sont surpris de nous retrouver là, ils ne sont en offusquent pas. Ils sont en vie, bien que la prêtresse parle-mort Zho'wahte soit en sang. A part Igazi qui manque à l’appel, soit qu’elle ait finalement recouvré la raison et déguerpi, soit que le loa l’ait dévorée dans sa tanière, mais avant de les questionner à son sujet, je laisse les autres nous raconter ce qu’il s’est passé, tout en redescendant.

Les explications sont confuses, l’accueil du loa a été mitigé, malgré ce que nous avons accompli pour lui précédemment, et le trio des trois mâles, Vanhem, Sala’jin et Jum’sha, a été mis à l’épreuve. Zho'wahte, qui n'a pas participé à la défense du temple contre les Farraki a été la moins bien "traitée". Vanhem semble perturbé et soucieux, son regard trahit les nombreuses pensées qui lui traversent l’esprit. Les réponses qu’il a reçues sont sans doute sibyllines et énigmatiques, ou bien ne sont pas celles qu’il espérait, néanmoins nous quittons avec soulagement le sanctuaire abandonné pour rejoindre le village tortollan.

Cela faisait maintenant deux jours qu'Acrae, Jum'sha et Sala'jin se sont absentés, bien que cela ne plaise guère au fauve, Vanhem se força à leur faire confiance et les laissa partir seul. Ta'ka avait besoin de guérir et il ne pouvait la laisser seule avec Helka qu'il ne connaissait pas encore. Il ne pouvait non plus s'éloigner du temple, il avait tant attendu ce moment et était trop près du but. Ainsi, il profita de cette accalmie pour glaner des informations auprès des tortolans aux abords du temple.

Si le village était animé un minimum par les autochtones local, une faune et une flore vivace, tout ceci disparaissait subitement autour de l'ancien repère du roi des félins. Un profond silence encerclait les ruines du temple et l'on pouvait facilement ressentir une aura oppressante à glacer le sang, y compris celui du change-forme.

C'est ainsi que Vanhem prit connaissance de la tragique histoire des prêtres de Kimbul. Comme l'avait sous entendu Zi'fon, tous avaient trouvé la mort aux mains des Nagas. Ces derniers avaient à leur tour subi le courroux du loa mais hélas bien après leur méfait. Ayant manqué à ses valeurs et son devoir, Kimbul s'interdit de prendre de nouveau disciple et se terra alors dans un long et profond mutisme, laissant son temple à l'abandon comme punition. Les tortollans expliquèrent à Vanhem qu'ils n'étaient la que pour perpétrer l'histoire du grand Loa,  protéger son temple et avertir les rares trolls assez téméraire, du sort qui les attendaient s'ils défiaient le maître des lieux.

Au retour de ses camarades, Vanhem leur fit part de ses découvertes. Prédisposé à communier avec les Loas mais novice dans ce domaine, il s'empressa de demander conseil au Scalp-rouge et au Gurubashi. L'un était prêtre de Pogeyan et l'autre fier défenseur de Shirvallah, nul doute que leurs expériences seraient d'une valeur inestimable. Une fois les préparatifs terminés, il se rendrait au temple, bien décidé à obtenir les réponses aux questions qui l'auront mené jusqu'ici.




La nuit tombait doucement alors que la troupe se mettait en chemin. Vanhem ouvrit la marche, le pas lent mais déterminé, suivi de prêt par Jum'sha et Sala'jin, tandis qu'Acrae, Taka et Zho'wahte fermaient la marche. Afin de s'attirer les bonnes grâces du Loa, Vanhem était parti chasser des trophées dans un camp nagas qui sévissait non loin de la cote. Il y ramena une tête d'un myrmidon pour prouver sa force physique et une tête de sorcière des mers pour prouver sa vivacité d'esprit.

Le chemin menant aux ruines se fait dans le plus grand silence, et un profond malaise croissant s’abat sur le groupe au fur et à mesure que les trolls gagnent les marches du temple. Malgré cette aura prédatrice planant au dessus de leurs têtes Acrae et Ta'ka, ne se jugeant pas digne de rencontrer un Loa et souhaitant à tout prix éviter sa fureur, resteront à l'écart tandis que le reste du groupe s'engouffrera dans le repaire.

A leur entrée, des braseros s'allumèrent, désignant un chemin vers l'autel central. Jum'sha et Sala'jin adressèrent tous deux un signe d'approbation de la tête au change-forme, qui s'avança pour déposer ses offrandes. C'est alors que les braseros s’enflammèrent d'une lueur rougeoyante tandis qu'une voix rauque et grave résonna dans les murs. Le roi des félins était parmi eux.

Kimbul jaugea l'impudent troll en quête de réponse. Il ne devait rien à personne et encore moins à l'être difforme qui se tenait devant lui. Ainsi plutôt que de lui accorder audience, il le mit à l'épreuve. Mais puisque Vanhem n’était pas venu seul, tous seraient jugés. D'un puissant rugissement, le roi des félins scinda le troll, séparant l'animal de l’aîné. Vanhem s'effondra au sol, paralysé et impuissant, il découvrit avec stupeur la forme de ses plus bas instincts, de son coté le plus sombre, qui répondait à l'appel de Kimbul. Les ombres envahirent instantanément la salle cérémonielle, plongeant les trois trolls restant dans l'obscurité, tandis que la bête intérieure se dirigeait inexorablement vers eux. L'épreuve avait commencé.

Il ne fallut que très peu de temps à Jum'sha et Sala'jin pour comprendre ce qui se passait. Les deux trolls étaient en effet des vétérans avisés qui avaient accompli avec brio leur rituel de passage auprès de leur Loa respectif. Ils oublièrent instantanément leur rancœur et leur animosité l'un pour l'autre et adoptèrent une posture défensive afin de se protéger mutuellement. Mais la bête, désormais libre de la contrainte de Vanhem, était rusée et rapide. Malgré leur réactivité, les trolls n'eurent pas la temps de contrer son premier assaut et c'est Zho'wahte qui paya le prix fort. Elle fut happée dans les ombres et disparue sans qu'aucun puisse la retenir. Désormais seuls et dos à dos, Scalp-rouge et Gurubashi firent front commun afin de traquer la créature invisible qui se tapissait dans les ombres et qui les avait pris en chasse.

Les deux mâles avaient déjà combattu cote à cote et chacun connaissait les points forts et les faiblesses de l'autre. Leur défense fut efficace et eut raison des nombreux assauts enragés de la bête. Mais alors que cette dernière subissait des dégâts, ils comprirent très vite qu'ils les infligeaient à Vanhem également. Tenir leur position ne suffisait pas, ils devaient rapidement retrouver le change-forme dans l'obscurité la plus totale afin de l'aider à reprendre le dessus sur l'animal.

Vanhem de son coté lutta de toutes ses forces pour reprendre le contrôle. Il y parvint tant bien que mal afin de venir en aide à ses alliés qui, même s'ils repoussaient la bête, se trouvaient dans une impasse afin de l'épargner lui. Une fois son animosité domptée, les ombres de dissipèrent, dévoilant Zho'wahte gisant dans une marre de sang. Elle respirait à peine mais était encore en vie. C'est Jum'sha qui se chargea de lui apporter les premiers soins, tandis que Vanhem recevait le jugement du Loa.

Il n'avait jamais été appelé et ses visions n’étaient que le fruit du désir de sa bête intérieure de retrouver son créateur. En ces temps troublés, l'animal avait fini par prendre le pas sur le troll et ressentait le besoin de se séparer de cette enveloppe charnelle. Le retour à la réalité fut brutal, une fois l'épreuve terminé, Kimbul chassa de son temple les intrus, estimant avoir accompli ce qu'on attendait de lui sans aucune autre forme de procès.

Le retour au campement se fit dans un profond silence. Tous étaient déçus et s'attendaient à ce que Vanhem voit le prix de ses efforts récompensés. Ils l'ignoraient encore, mais Kimbul avait purgé les restes du poison qui coulait dans les veines de l’aîné. Il arborerait prochainement une nouvelle forme animale et fort de la maîtrise de cette dernière, réaliserait son plein potentiel.

Nous avions enfin accompli notre mission. Nous avions retrouvé - du moins en partie - les éléments de savance drakkari dérobés au hall des chroniqueurs par les partisans de Zul durant le coup d'état. Il nous avait fallu traverser des régions dangereuses et le voyage c'était avéré bien plus long que prévu. De détours en indices, des mois s'étaient écoulés et nous avions hâte d'enfin retourner vers un lieu plus hospitalier qu'était Zuldazar et retrouver Celle-qui-voit afin de lui raconter nos aventures et lui montrer la fameuse tablette qui nous remplissait d'espoir.

Alors que nous avions passé la journée à préparer notre départ et refaire des réserves pour le voyage de retour, le soir venu Jum'sha proposa d'aller se délasser dans un coin de plage, non loin du refuge tortollan. Une offre bienvenue pour mettre de côté les tensions et apaiser nos esprits en ébullition depuis des semaines dans le désert.


Jum'sha a négocié aux Tortollans le prêt de quelques affaires de pêche et nous nous sommes installés à l'écart. J'ai été cherché de quoi allumer un feu en retrait, pendant que Vanhem - à visage découvert! - et Jum'sha se posaient au bord de l'eau pour pêcher et bavarder. Depuis quand ces deux-là étaient si amicaux l'un envers l'autre ? Quelque chose avait changé en Vanhem depuis sa communion avec le loa Kimbul. Et sa présence permettait à Jum'sha de faire abstraction de Sala'jin. Ce dernier avait entrepris de jeter Ta'ka à l'eau, gagna le premier round, puis se trouva face à une masse ursine qui montra une résistance bien plus grande et le projeta à son tour. Tout ce remue-ménage dans les abords de la plage alertèrent les poissons mais heureusement nous pûmes malgré tout dévorer quelques crabes et poissons grillés.

Cela semblait faire une éternité que nous n'avions pas passé une soirée de détente sereine, sans urgence ni crainte pour nos vies.



Le lendemain, il était temps de partir. Nous ramenions avec nous non seulement la savance, mais aussi Hel'kalna - ce qui causerait assurément une grande joie à Celle-qui-voit - ainsi que Zho'wahte qui décida de nous accompagner, intriguée par notre quête.